Cyril Gabernet

Cyril Gabernet

Jeff Buckley

LA BIOGRAPHIE DE JEFF BUCKLEY

Peu après la naissance de son fils, Tim Buckley abandonne la maison familiale. Jeffrey Scott est élevé par sa mère, Mary Guibert. Remariée, elle déménage à New York. Son beau-père lui fait découvrir divers groupes de rock. Jeff apprend alors la guitare et l'harmonica. Rocker atypique, le père de Jeff meurt d'une overdose. Sans l'avoir connu, Jeff hérite pourtant de ses dons. Revenu sur la côte Ouest, Jeff délaisse sa mère et reprend son patronyme paternel : Buckley. Il s'inscrit au Guitare Institute de Los Angeles, et forme un groupe. Déçu par les cours, il subsiste grâce à divers emplois. En 1990, l'ex-producteur de son père lui téléphone. Il lui demande son accord pour la réédition de certaines chansons. Jeff accepte et participe au concert hommage rendu à son père. Il surprend tout le monde, et devient guitariste pour un groupe en vogue. Puis il entame une carrière solo. Son premier disque sort en 1993. L'année suivante, son album 'Grace' rencontre un succès phénoménal. De 1994 à 1996, il enchaîne les concerts à travers la planète. Son avenir paraît brillantissime. En 1997, il s'installe à Memphis pour enregistrer son second opus. En mai, à la veille de sa rentrée en studio, il se noie dans le Mississippi alors qu'il se baignait.

Interview Inrockuptibles 1994
Interview par JD Beauvallet

Je n'ai pas l'impression que les choses aillent trop vite. J'ai même l'impression qu'elles évoluent au ralenti - à mon rythme. Je n'ai pas envie d'être dépassé par ma réputation, mais d'être seulement jugé par mes chansons. Je veux que les gens viennent à moi par choix et pas sur ordre de la mode. Ma place, ce n'est pas dans les magazines, mais sur scène, face au public, d'homme à homme. Le reste n'est que du baratin.

Une image sévère te colle à la peau : celle d'un songwriter très convenable, jouant pour les étudiants et intellectuels new-yorkais dans des cafés à la mode, comme Fez ou Sin-é.

Les gens qui me voient ainsi ne savent pas d'où je viens. Je joue pour des gens ordinaires chaque lundi soir, des gens déprimés par leur travail qui rejoignent leurs rares amis au Sin-é. Et même les intellectuels sont faits de sang et de chair. Quand ils sont fatigués de faits et de savoirs, leur âme a besoin de sensations non-guidées par leur intellect. Ils ont besoin de laisser au vestiaire de Sin-é leurs jugements de valeur, leurs avis, de s'abandonner comme les autres. je ne suis pas propriété privée de l'intelligentsia. Mon quartier, c'est le Lower East Side de New York. J'habite juste à la frontière. Tous les parias vivent là. C'est donc un endroit à la fois créatif et terre à terre, où les gens doivent lutter pour vivre de leur art. Là, l'excentricité est reconnue, admise, chacun peut la vivre à l'extrème et prouver qu'il avait raison. Partout ailleurs aux Etats-Unis, on les montrerait du doigt, on les tabasserait, on les brûlerait comme des sorcières - ou on leur ferait comprendre qu'ils ne sont que des moins que rien, des paumés.

Les regardes-tu comme un voyeur ou vis-tu parmi eux ?

Je peux jouer les deux rôles. mais je me sens bien dans ce quartier. C'est la première fois de ma vie que je trouve un endroit où je suis bien, où je n'ai pas l'impression d'être une erreur de la nature. C'est mon chez-moi, enfin. En Californie, où j'ai grandi, je commençais à m'épuiser lentement, comme une voiture dont le réservoir est percé. Et mon esprit consomme beaucoup d'essence (silence)... Je dépérissais. La Californie m'a vidé pendant des années, New York m'a regonflé, c'est une ville généreuse. J'ai signé avec une major, mais dans mon quartier, personne n'a changé à mon égard. Je reste ce pauvre type avec sa guitare, qui passe sa vie à chercher des musiciens. Pas plus riche qu'avant : plutôt que de demander des millions de dollars, j'ai préféré assurer ma liberté et le long terme. le succès, pour moi, c'est ça : durer, continuer. Je pourrais jouer pendant des siècles à Sin-é. Aussi longtemps que je vivrai, je reviendrai rendre visite à ces bars. J'aime leur espace, leur solennité. C'est un tel défi de tenir si peu de gens en haleine pendant des heures dans une salle de la taille d'une chambre. Quelle tâche difficile et magnifique que d'être un bon conteur ! Un jour, je veux en être un, reprendre le flambeau.

Quand as-tu compris que la Californie n'était pas faite pour toi ?

Depuis ma plus tendre enfance, j'ai toujours détesté le confort. J'étais un casse-cou qui refusait la stabilité, la léthargie ambiante. En Californie, tout était droit, net - l'Americana dans toute son horreur. Epouvantable vie de suburbia, à cuisiner des cookies, l'horreur... Pourtant; il y avait le désert, les montagnes, la mer, d'incroyables artistes. Mais j'étais trop jeune pour le comprendre alors. Heureusement, ma mère passait son temps à déménager, ça mettait un peu de piment dans ma vie terne. C'était excitant, effrayant de ne pas avoir de racines. Pourtant, j'en avais parfois honte. Pour mes amis, je représentais l'échec, l'absence de continuité. Ils ne me faisaient jamais confiance, avaient l'impression que je pouvais disparaître du jour au lendemain. A 12 ans, j'ai décidé que mon futur était à New York. Pour un gosse comme moi, , pour un rêveur indécrottable, New York était une obsession. Il suffisait d'allumer la télé pour que New York vienne à moi : les feuilletons, l'accent de Bugs Bunny, King Kong... J'étais ensorcelé par l'image et l'ambiance qui se dégageait de ces images. Et puis, il y avait Lou Reed, Patti Smith, le magazine Creem... Je me souviens encore de cette photo en couverture : Lou Reed sur scène, une seringue dans le bras. Quand je l'ai rencontré, je lui ai parlé de cette photo, ça l'a rendu fou furieux.

A quelle occasion as-tu fait le grand voyage d'ouest en est ?

On m'a demandé de participer à un concert en hommage à mon père. J'ai vendu tout ce que je possédais à Los Angeles, je n'ai rien dit à personne et je suis parti. Je ne pouvais plus supporter les autruches de Californie qui prétendent que tout va bien alors que le pays tombe en ruines. A New York, au moins, la violence est palpable, on ne se voile pas la face.Pas question d'échapper à la réalité. Pendant des années, j'ai vécu à Harlem. Tout le monde m'y appelait par mon prénom, je ne me suis jamais fait voler ni attaquer. Ce n'était pas par choix : je venais de me faire plaquer par une copine, je me suis retrouvé là en désespoir de cause, à côté de ce que l'on appelle Needle Park (le Parc des Seringues) - où on trouve la meilleure héroïne de tout New York. Pourtant, je n'ai jamais été déçu par cette ville. Je venais de laisser tomber la région où j'avais grandi, mes amis, ma famille, tout ce que je connaissais et comprenais, mais tout ce que j'attendais était là, à portée de main. Même si on devait me couper les deux bras pour avoir le droit d'y rester, je choisirais encore cette ville. J'ai même eu peur de me faire engloutir par la ville mais j'ai tenu le choc.

Avais-tu besoin d'un tel changement pour trouver l'équilibre ?

La Californie est immense, mais je n'avais pas un centimètre carré pour m'y développer. et dans un espace réduit comme New York, j'ai trouvé une place formidable pour pousser, m'épanouir. Pourtant, la compétition est permanente : pour arriver le premier aux portes du métro, pour prendre le taxi... mais je suis zen : j'ai d'autres moyens de faire monter ma pression artérielle que de me battre pour la première place dans la file d'attente pour un hot-dog (rires)... J'ai l'impression de partager mon appartement avec deux millions d'individus. Rien ne me fait plus plaisir que d'aider quelqu'un à retrouver sa direction. Je n'avais jamais eu à ce point l'impression d'appartenir à une communauté, de vivre dans un village.
Je ne me rappelle pas m'être intéressé un beau jour à la musique : tous mes souvenirs, même les plus anciens, ne sont que musique. Elle était ma nourriture, une vraie boulimie. Je crois que j'ai chanté avant de parler. Ma grand-mère m'apprenait des chansons en espagnol, des comptines qui me disaient comment bien me nettoyer les mains. Ma mère était une musicienne classique. Chaque soir, elle m'endormait en fredonnant des berceuses. Ces souvenirs de nursery rythmes sont liés à des chansons de Simon & Garfunkel, des Beatles, de Barbra Streisand. Le son de batterie de Come together m'a perturbé pendant toute mon enfance.. Pour moi, c'était le bruit d'un monstrueux cadran de téléphone. En voiture, on écoutait de la musique en permanence. J'étais fasciné par les sons, comme celui de la pédale wah-wah. J'imaginais des solutions insensées : pour moi, ça ne pouvait venir que d'un animal torturé. J'avais mis un point d'honneur à résoudre toutes ces énigmes du son. Si bien qu'à 5 ans, la musique est devenue une affaire très personnelle. Là, pour la première fois, on m'a autorisé à acheter des disques, à utiliser la chaîne. Je suivais les traces du second mari de ma mère - un mécanicien qui n'acceptait de réparer que les Volkswagen. une vraie baraque, avec de beaux yeux bleus. pour moi, il était le sosie du Père Noël, ou son fils. Toutes les deux semaines, il revenait avec cinq nouveaux albums. C'était un rituel, qui emplissait la maison de sonorités nouvelles : les Moody Blues, Grand Funk Railroad, Joni Mitchell, Cat Stevens, Booker T... Dès qu'il montait dans la voiture, il passait Led Zeppelin 2. Je passais des heures à examiner les pochettes. Certaines, comme celles de Pink Floyd, m'effrayaient.

As-tu conservé cette curiosité presque boulimique ?

Jamais il n'y a eu autant de bons disques qu'actuellement : Stereolab, Codeine, Melvins, Cocteau Twins - une vieille histoire d'amour - Pavement et Morissey, bien sûr. Je me suis battu pour les Smiths, pour défendre l'honneur du dernier grand groupe. Je donnerai tout pour travailler un jour avec Johnny Marr.

Te sens-tu des liens avec quelqu'un en particulier ?

Je me sens très seul actuellement. On me compare à American Music Club, mais je ne vois pas de rapports. On me dit aussi que j'appartiens à une sorte de renouveau folk. Pour moi, le folk est mort il y a des années, assassiné sur scène par la guitare électrique de Bob Dylan. Ce n'est pas parce que je suis seul avec une guitare que je fais du folk. Un jour, je sais que Thurston Moore quittera Sonic Youth pour sortir un album solo à la guitare : je peux te garantir que ça ne sera pas du folk. Liz Phair doit plus aux Violent Femmes qu'au folk et Beck est trop taré pour cette musique. Je n'aime pas qu'on dise n'importe quoi à propos de la musique, c'est un sujet beaucoup trop sérieux. Mais pas sérieux au sens académique : moi, je me sens issu de la philosophie punk, de ce mépris de la technique. Pourtant, j'en ai plus besoin que les autres pour m'exprimer. Je suis un travailleur, j'aime progresser. Mais pour conserver une certaine naïveté, j'achète sans arrêt de nouveaux instruments. Les harmoniums surtout, dont je suis passionnément amoureux. ainsi je demeure toujours un amateur, un candide. Je conserve l'innocence du débutant. Si je prenais des leçons de conduite à mon âge, ce serait sans doute dangereux. Mais je ne vois pas comment je pourrais tuer quelqu'un avec un harmonica.

Sur ton premier single, tu reprends Piaf. Ecoutait-on ce genre de disques à la maison ?

Il faudrait avoir le coeur malade pour ne pas tomber amoureux de Nusrat Fateh Ali Khan ou de Piaf... J'ai découvert Piaf à l'école, lors d'une émission éducative. Elle m'a immédiatement terrassé, mais curieusement elle m'était de plus en plus nécessaire avec l'âge. A 22 ans, je ne pouvais plus me passer de Piaf. Ca dépassait totalement la raison. J'ai détesté certains groupes pendant des années et un beau jour, je me suis rendu compte que j'avais physiquement besoin d'une de leurs chansons. ma mère était magnifiquement tolérante, on passait de la joie de Sly & The Family Stone à Judy Garland sans se poser de questions. L'éclectisme, c'est une vraie qualité de femme : mes copines achètent aussi bien Johnny Cash que Snoop Doggy Dogg, Les Meilleurs moments du piano que Metallica. Les garçons sont tellement sectaires.

Ta mère et ton père vivaient l'un et l'autre de la musique. Beaucoup d'enfants auraient été dégoûtés à vie.

Ma mère aurait rêvé de jouer Mendelssohn au lieu de faire le ménage. Quand son mari rentrait à l'improviste du travail, cela le rendait dingue de la trouver assise au piano. "Qu'est-ce que tu fous là ? C'est quoi cette porcherie ?" La pauvre était obligée de lui dire qu'elle était en train d'épousseter le piano - alors qu'elle m'avait joué du Chopin tout l'après-midi. J'adorais cette ambiance, tout devenait musique pour moi : les trains sur la voie ferrée qui jouxtait la maison, les avions qui nous survolaient à basse altitude...

A l'école, tu devais passer pour un martien.

J'avais des copains, masi personne avec qui parler musique. Je ne voulais partager ça avec personne, c'était mon secret. J'ai passé des jours entiers à apprendre par coeur certains albums. Quand ma tante venait me garder à la maison, elle amenait ses copines et me faisait réciter ces disques. A 6 ans, naturellement, j'ai commencé à jouer du piano et de la guitare. Ma mère regardait toutes les émissions de musique classique à la télévision, des genres de concours de pianistes. Dès que j'entendais la moindre mélodie, je descendais en courant pour regarder la télé, surtout Elton John que j'adorais. je savais que je voulais vivre de la musique - mais sans jamais envisager de devenir une rock-star. Je détestais avoir le moindre pouvoir sur qui que ce soit.

Etais-tu un enfant sociable ?

J'ai toujours été solitaire. Je me sentais - je me sens toujours - maladroit, pataud, moche.Je ne sortais donc pas. Etre seul, c'était un moyen de ne pas m'attacher à un lieu ou à des gens : je pouvais partir du jour au lendemain sans le moindre regret. J'étais en permanence un étranger qui regarde avec dégoût des gamins de son âge parler comme leurs pères. Je me promenais beaucoup, fumais pas mal - toutes ces choses qui m'éloignaient de mes devoirs scolaires. Subitement, j'ai décidé de ne plus rien faire à l'école. Un professeur nous avait expliqué le système du bell curve grading, une sorte de nivellement par le haut. Si je travaillais bien et obtenais de bons résultats aux examens, ma réussite aller bénéficier aux cancres de ma classe, les tirer vers le haut. il était inconcevable que je fasse quoi que ce soit pour aider ces gros cons qui ne pensaient qu'à me tabasser à la pause-déjeuner. J'ai donc déposé les armes, en attendant que des têtes d'oeuf de premier de la classe se tuent à la tâche pour faire monter la moyenne. Ca ne m'empêchait pas de lire et de m'instruire à la maison. Ma grande honte, c'est d'avoir été chef de classe, d'avoir représenté ces minables, de m'être compromis avec le système. J'avais les cheveux les plus longs de l'école, on me traitait sans arrêt de pédale. Un jour, après un match de hockey, j'ai pris des ciseaux et j'ai ratiboisé ma chevelure. Mon seul regret, c'est de n'avoir jamais dit à Ruth Wilcox - ma prof d'histoire européenne - à quel point elle avait compté pour moi. ils me détestaient tous dans mon lycée et moi, je méprisais leur ignorance. Il était inconcevable de collaborer avec ces monstres, de rester parmi eux, de mener une existence identique à la leur. je n'avais qu'un seul copain, Jason, avec qui j'allais dans une boîte pour adolescents, qui s'appelait Woodstock. Dans nos bons jours, on nous laisser nous occuper des lumières ; on pouvait même jouer , parler aux filles. Je n'étais pas très chanceux avec elles. Mais ça ne me dérangeait pas plus que ça : les filles de là-bas n'étaient pas passionnantes.

Ecrivais-tu déjà ?

A l'époque, je ne me rendais même pas compte à quel point j'étais frustré. Quand j'écrivais, je me sentais bien, en sécurité. C'est en écrivant que j'ai compris à quel point j'étais inadapté. J'ai grandi à Anaheim, la ville de Disneyland, une banlieue judéo-chrétienne aisée... Bon dieu, ce que j'ai pu détester ces enculés... Et ils me l'ont fait payer cher. Ecrire était une vraie douleur car, petit à petit, je me découvrais. Et ce n'était pas beau à voir. J'étais immature, je me décevais beaucoup.

Si j'enregistre sous le nom de Jeff Buckey, c'est par un concours de circonstances : je jouais seul à la guitare pour attirer des musiciens avec lesquels former un groupe et pour trouver ma voie. et j'ai été signé comme ça. Pourtant, je serais incapable de faire cette musique sans mon batteur, sans mon bassiste. C'est eux qui m'ont permis de concrétiser ce que je cherchais en musique. J'ai toujours joué avec des groupes, depuis que je suis gosse. Pour moi, il n'y a pas de chanteurs solo. Même Bob Dylan, quel grand groupe... Il s'est fait jeter de scène avec The Band, avec Robbie Robertson et pourtant, il n'a jamais eu un aussi bon groupe avec lui. Là, il était bien meilleur que ce connard de Mick Jagger. Sur Ballad of a thin man, il devient dingue, dangereux. je ne me lasse pas de regarder cette vidéo. J'ai besoin des autres pour me porter. Sur scène, il se passe quelque chose que je ne peux pas contrôler.

Tu fais peur : on te croirait en transes.

Pour moi, la transe, c'est l'unité parfaite entre ce corps et cet esprit (il se regarde avec dégoût)... Il n'y plus la moindre séparation entre ce que je dis et ce que je ressens, un sentiment qui m'a toujours attiré. C'est comme le sexe : il arrive toujours un moment où on ne peut plus intervenir, où on doit s'abandonner. Pour moi, seul le sexe peut sauver cette terre. Toutes les combinaisons, toutes les positions sont possibles mais à l'arrivée, il n'y a que ce moment précis uù je me laisse aller avec l'impression d'être éternel.

Recherches-tu cet état par d'autres moyens ?

Sans groupe, sans la batterie, je ne pourrais pas atteindre cet état. Ou alors, il faut faire appel à la drogue. Ca marche aussi avec l'alcool, mais ça m'intéresse moins. Toutes les données sont déjà en moi, il suffit de venir ouvrir les portes pour les libérer. Ce n'est pas l'héroïne qui pense pour moi, qui conduit ma voiture, qui élève mes enfants. C'est juste une substance qui circule dans le sang et stimule un point précis du corps. C'est une pratique très ancienne et très naturelle. L'héroïne n'a jamais créé de glandes endocrines chez qui que ce soit, elle se contente d'en réveiller certaines. C'est bien d'avoir ce contrôle sur soi. Le danger, c'est de tout mettre sur le dos de la drogue, de ne plus accepter ses responsabilités en faisant porter le chapeau à l'héroïne. Là, on devient comme un aveugle qui ne peut plus sortir sans son chien. Le chien ne sait pas forcément où traverser la route, comment éviter de se faire écraser. Au Pakistan, il existe un mot qui signifie "une forme de sagesse que l'on peut uniquement atteindre en étant intoxiqué". Cette sagesse, le commun des mortels ne peut pas l'approcher. Moi, j'aime prendre de la drogue. Il n'y a rien de mal à ça, elle ouvre de nouvelles voies. Cependant, je ne lui confierais pas les clés de ma voiture (sourire)... Ca ne me dérange pas de me perdre, du moment que je ne mets personne en danger. Généralement, quand je suis défoncé, j'atteins un stade d'euphorie, qui ressemble à celui que l'on ressent en rencontrant pour la première fois une personne que l'on a toujours aimée. Là, quand on lui avoue qu'on l'aime, il y a cette explosion d'étincelles bleues. On pourrait y parvenir sans la drogue, mais elle facilite le travail. Je pourrais m'en passer, mais entre elle et moi, c'est une vieille histoire qui remonte à l'enfance.

As-tu parfois peur ?

Je n'ai jamais eu peur des drogues mais plutôt de ceux qui les vendent. Je sais ce que je fais. C'est même ma mère qui m'a offert mes premières drogues, car elle avait peur de ce que j'allais acheter dans la rue.

Peur que tu finisses comme ton père ?

Je ne retiens pas son exemple. Il est parti de la maison avant même que je sois né. Sa seule influence, c'est celle de son absence. J'étais l'homme de la maison, il ne me manquait pas. Je ne l'ai rencontré qu'une fois, peu de temps avant sa mort. et là j'ai compris qu'il me manquait. C'aurait été bien de grandir avec un vrai père et une mère qui s'entendent bien. Mais j'ai survécu.

Comprends-tu qu'on te compare à lui ?

Il a influencé ma vie, mais pas ma musique. Je n'ai jamais vraiment écouté ses disques par plaisir, je les ai simplement observés. Me comparer à lui, c'est une facilité que je comprends : la précision et la justesse d'analyse ne pèsent pas lourd face aux raccourcis approximatifs. Moi, je sais que ce n'est pas vrai. Mais je ne peux rien lui reprocher à lui, il n'y est pour rien. J'en ai assez de voir ces vieux hippies venir à ma rencontre en espérant retrouver mon père. Je vais forcément les décevoir.

On ne peut pas négliger le vaudou. Depuis des milliers d'années, ça passe de génération en génération. Là, il y a un vrai lien avec la terre, avec les forces. Ce n'est pas de la télé, ce vaudou de sorcier blanc... Moi, je dois bien l'admettre, je suis religieux. Mais je n'arive pas à croire à l'organisation terrestre faite au nom de Dieu. Les prêtres, tous ces prétendus représentants, ce sont des trucs pour malades mentaux. Alors, comme ça, Dieu serait là pour punir, encore et toujours, mais jamais pour récompenser ? Un père, mais pas de mère. Aucune femme dans la sainte Trinité... Quelle erreur monumentale ! C'est effroyable de constater que la seule femme sans reproches dans la Bible soit Marie, qui n'a jamais baisé de sa vie. Elle afait un bébé avec son oreille. Non mais franchement, quelle connerie ! Je ne suivrai jamais de ma vie le moindre conseil important émanant de quelqu'un qui n'a jamais baisé et qui, en plus, en est fier. Le pape, quelle insulte au sexe, quelle insulte aux femmes ! Toutes nos religions sont en faveur des hommes, elles me dégoûtent. Pas étonnant qu'on traite la terre avec le même mépris : on la viole, on la détruit, on ne tient pas compte de son avis. Tout cela est très perturbant. Je suis un garçon très perturbé (sourire)...

Très pessimiste ?

Je suis un optimiste qui refuse de porter des lunettes roses. Ma musique n'est jamais pessimiste, elle est mélancolique. C'est un sentiment avec lequel je suis bien. Je déteste l'autocomplaisance - ça me dégoûte. Mais je ne pourrais pas écrire sans y mettre un peu de moi-même, de mon âme, me tenir à l'extérieur de mes chansons. Ca serait vraiment se comporter comme un mâle. Mes paroles, en ce sens, sont plutôt féminines. Toute la musique que j'aime est comme ça : sombre, mélancolique. A part Duke Ellington, dont la joie viscérale cautérise souvent mes plaies. Le prochain album sera sans doute plus joyeux mais là, c'était impossible.. On peut être mignon, drôle, généreux, il y a toujours le danger de la rupture dans la relation amoureuse. Personne n'est à l'abri. Grace, c'est le disque d'un jaloux, d'un pauvre type qui vient de se faire plaquer.

 



11/01/2007
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